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Éclairer Paris depuis le sommet de la Tour Eiffel

Projet concurrent de la tour Eiffel, la Colonne-Soleil projetait d’éclairer Paris depuis son sommet à plus de 300 mètres de hauteur : une idée farfelue ?
21 décembre 2023

La forme en un A élancée de la tour serait un clin d’œil de Gustave Eiffel à un amour de jeunesse, prénommée Adrienne. Cet artifice fictionnel est utilisé dans le film sobrement intitulé « Eiffel », sorti en 2021, avec Romain Duris dans le rôle-titre.

 

 

Mais était-il indispensable d’utiliser cette romance pour célébrer la Dame de fer ? Le film est beaucoup plus convaincant pour ce qui est de traduire le gigantisme et la prouesse technique des travaux. La tour fut en effet érigée en seulement deux ans et inaugurée le 31 mars 1889 afin d’être le « clou » de l’exposition universelle de Paris, à l’occasion du centenaire de la Révolution française.




Une tour de 1 000 pieds à Paris

Le documentaire « Eiffel, la guerre des tours » (disponible sur Arte jusqu’au 16 janvier 2024) met l’accent sur les prémices de la tour Eiffel. En cette fin de XIXe siècle, la tour la plus haute culmine à 169 mètres. En raison de la guerre de sécession et de problèmes purement techniques, il aura fallu près de 40 ans pour ériger l’obélisque de la capitale américaine, en l’honneur de Georges Washington, premier président des États-Unis. En 1884, ce monument dépasse légèrement les grandes pyramides d’Égypte ou les flèches des cathédrales gothiques.

Les plus hauts monuments du monde en 1884 © Cram’s Unrivaled Family Atlas of the World, Chicago IL. Lithographie imprimée en couleur, Wikipédia

Il est dans l’air du temps de viser nettement plus haut et d’atteindre les 1 000 pieds, soit environ 300 mètres. Tel est l’objectif du concours pour l’Exposition universelle de 1889, pour lequel 107 projets sont déposés. 

Colonne de granit ou pylône de fer

Le concurrent le plus sérieux d’Eiffel est le projet de l’architecte Jules Bourdais, qui réalisa le palais du Trocadéro pour la précédente Exposition universelle parisienne de 1878. Il fera face à la tour Eiffel jusqu’à sa destruction en 1935 et son remplacement par le palais de Chaillot.

Colonne-Soleil de Jules Bourdais

L’architecte Jules Bourdais propose une tour de granit de 360 mètres de haut, constituée de galeries superposées entourées de colonnettes. Pour ce projet ambitieux, l’architecte a sans doute sous-estimé les travaux de fondation considérables, nécessaires pour supporter le poids d’une telle tour.

Jules Bourdais, Projet de phare monumental pour Paris, Colonne-Soleil, élévation 1881 – mine de plomb et aquarelle sur papier calque contrecollé en plein sur papier – H. 60,2 ; L. 36,6 cm. Achat, 1979 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais, Patrice Schmidt

Tour Eiffel de Maurice Koechlin et Stephen Sauvestre

Pour les entreprises Eiffel, l’ingénieur Maurice Koechlin dessine le premier croquis d’un pylône de fer assez rudimentaire de 300 mètres de hauteur. Les ingénieurs ont calculé la faisabilité, notamment en termes de résistance au vent. C’est l’architecte Stephen Sauvestre qui finalise la forme de la future tour Eiffel.

Premier croquis du pylône de 300 mètres qui deviendra plus tard la tour Eiffel, réalisé par Maurice Koechlin © Wikipédia

Cette rivalité entre Bourdais et Eiffel symbolise l’opposition entre un architecte plutôt traditionnel et un ingénieur plus avant-gardiste. Chacun cherche des appuis politiques. Si Eiffel l’emporte, il le doit beaucoup au ministre de l’Industrie et du Commerce qui a rédigé le concours largement en sa faveur…

Abolir la nuit avec la Moonlight Tower

Alors que le mot d’ordre dans nos villes suréclairées est aujourd’hui de « sauver la nuit », dès la fin du XVIIIe siècle et le développement de l’éclairage public, l’utopie était inverse. Plutôt que d’éclairer des petites portions de rue, pourquoi ne pas offrir la lumière à toute une ville en plaçant des sources lumineuses au sommet de grandes tours ?

Dans « Paris au XXe siècle » écrit en 1860, Jules Verne imaginait déjà le phare du port de Grenelle qui « s’enfonçait dans le ciel à une hauteur de cinq cents pieds. C’était le plus haut monument du monde, et ses feux portaient à quarante lieues ; on les apercevait des tours de la cathédrale de Rouen ».

En pratique, les sources de lumière existantes étaient insuffisamment puissantes. La solution technique vint des premières lampes à arc qui stupéfièrent par leur intensité lumineuse. Au début des années 1880, plusieurs villes américaines comme San José s’équipèrent de ces tours soleil de plusieurs dizaines de mètres de hauteur. La lumière blanche et stable émise par les lampes à arc rappelait davantage celle d’une pleine lune. Pour cette raison, les tours furent plutôt nommées Moonlight Towers.

Moonlight tower, tour d’éclairage à arc, San José, California, Etats-Unis – Décembre 1881 © Wikipédia

De retour d’une visite d’étude aux États-Unis, l’ingénieur français Amédée Sébillot s’associe à Bourdais pour transformer sa tour en Colonne-Soleil. À une altitude 5 à 7 fois plus élevée que ses équivalentes américaines, la puissance installée doit être de 25 à 50 fois plus importante pour obtenir le même éclairement au sol (c’est la loi dite « du carré inverse »). Le projet prévoyait un foyer unique de 100 lampes à arc réparties sur une couronne de 12 mètres de diamètre, permettant d’éclairer dans un rayon de 5 km. Disséminés dans la ville, des réflecteurs devaient même envoyer la lumière à l’intérieur des maisons. De telles intrusions lumineuses pouvaient être considérées à l’époque comme un progrès…

La lumière au sommet de la tour Eiffel

Pour remporter le concours, Gustave Eiffel doit convaincre que sa tour ne sera pas qu’un monument d’apparat. Il imagine ainsi la possibilité de mener des expériences scientifiques au 3e étage. Il reprend aussi, sans trop de scrupules, l’idée de ses concurrents de pouvoir éclairer Paris. En pratique, cette fonction d’éclairage sera plus modeste, avec l’installation d’un phare à son sommet et de deux projecteurs sur rail au 3e étage.

Georges Garen, Embrasement de la Tour Eiffel pendant l’Exposition universelle de 1889 © Musée Carnavalet, Paris – Wikipédia

Les faisceaux lumineux des projecteurs sont très directifs et émettent 8 millions de carcels. Il s’agit de l’unité alors utilisée pour l’intensité lumineuse, et il faut multiplier par environ 10 pour obtenir la valeur en candelas. La nuit venue, des opérateurs dirigent la lumière sur des points culminants de la ville, telle une poursuite en éclairage scénique. Imaginons qu’ils veuillent éclairer la façade du Sacré-Cœur, alors en cours de construction. Située à 4,7 km à vol d’oiseau, elle recevrait un éclairement de quelques lux, suffisants pour la rendre visible dans une nuit noire. Mais le découpage du faisceau serait sans doute décevant.

Un phare dans la ville

Finalement, du sommet de la tour Eiffel, il ne subsiste que la lumière d’un phare. En 1889, une puissance électrique de 500 chevaux, soit environ 370 kW, était nécessaire. La lumière émise aurait été vue comme un point lumineux du haut de la cathédrale de Chartres (à 75 kilomètres) et de la cathédrale d’Orléans (à 115 kilomètres). Inauguré à l’occasion du passage à l’an 2000, le phare actuel est composé de 4 projecteurs avec des lampes à arc au xénon, pour une puissance totale de 24 kW et une portée affichée de 80 km. Pour la signalisation aérienne, de nombreuses grandes tours s’équipèrent également de phares.

Tour Eiffel, Paris, France – Sommet avec le phare © SETE – Mairie de Paris – Huart Coudeville

Mais l’utopie d’apporter la lumière à tous, y compris aux faubourgs les plus pauvres, laissa sceptiques bon nombre de contemporains des tours soleil. En raison d’un éclairage finalement décevant et de difficultés pratiques, cette idée fut rapidement abandonnée dès l’aube du XXe siècle. Seule la ville d’Austin au Texas a conservé quelques Moonlight Towers. S’ils apportent un peu de poésie aux nuits urbaines, ces vestiges illustrent surtout que cette solution n’est pas adaptée pour l’éclairage public.

Moonlight tower à Austin, Texas, États-Unis en 2009 © LoneStarMike, Wikipédia

Approfondir le sujet

À la télévision

Eiffel, la guerre des tours, documentaire sur Arte

  • Disparu il y a cent ans, Gustave Eiffel a livré bataille pour imposer sa fameuse tour, la plus haute du monde en son temps. Ce documentaire passionnant replace cette lutte dans le contexte de transformation radicale de l’époque, en revisitant la carrière de l’ingénieur visionnaire.
  • Réalisation : Mathieu Schwartz, Savin Yeatman-Eiffel
  • Durée : 93 min
  • A revoir à la télévision sur Arte : mercredi 27 décembre 2023 à 22h30
  • En replay  » Eiffel, la guerre des tours » sur Arte.tv jusqu’au 16 janvier 2024

Monumental Tour célèbre Eiffel sur CStar

  • Le concept Monumental Tour est une tournée mariant musique électronique, patrimoine et art numérique. Elle établissait des passerelles entre passé et futur sur des monuments pour démocratiser la musique électronique.
  • Le DJ Producteur Michael Canitrot annonce un show électro inédit sur la Tour Eiffel. Il a été enregistré du 20 au 22 novembre à Paris, au cœur de la nuit, de 1h à 6h du matin !
  • Durée : 50 min
  • Diffusion : 27 décembre 2023
    • À 21h en avant-première sur les pages des réseaux sociaux :

Sur Light ZOOM Lumière

Livres

La Tour Eiffel, un phare universel, de Catherine Orsenne

Redécouvrez la Tour Eiffel, un phare universel, depuis le monument, de son sommet ou les hauts lieux de Paris en photographies par Catherine Orsenne.

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Jacopozzi : le magicien de la lumière, par Fabien Sabatès

Superbe livre richement illustré sur Jacopozzi, le magicien de la lumière. Fabien Sabatès conte l'inventeur des illuminations de Paris et de la Tour Eiffel.

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Enseignant-chercheur, Lionel Simonot enseigne l’éclairagisme depuis 2003 à l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers – ENSI Poitiers : cours magistraux et pratiques en photométrie, technologie des sources de lumière, dimensionnement électrique et interactions lumière matière. Ses activités de recherche portent sur les propriétés optiques et l’apparence des matériaux, notamment via le GDR APPAMAT. Applications : films minces nanocomposites, couches de peinture en glacis ou vernis et objets obtenus par impression 3D. Il est auteur de la transposition du livre de Pierre Bougueur, Essai d’optique sur la gradation de la lumière, du livre rétrospectif et prospectif, Éclairage et lumière du IIIe millénaire, 2000-2050, aux éditions Light ZOOM Lumière en 2021.

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