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Profondeur de la couleur jusqu’à la perspective aérienne

Qu’est-ce qu’une couleur « profonde » ? Tentative de définition au-delà de la puissance évocatrice et poétique du qualificatif.
8 février 2022


Qui mieux que Baudelaire pour évoquer la richesse et les correspondances entre nos sens ? Les émotions délivrées par la perception des couleurs font jouer en effet une large palette de sensations. Est-ce pour cela que les artistes utilisent le qualificatif de « profond » pour parler de la couleur ? Cette notion est difficile à définir, et, osons-le, manque de clarté. Ce flou mystérieux a sans doute plu au poète.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Charles Baudelaire, extrait de « Correspondances », Les Fleurs du mal

 

Attributs de la couleur

Dans le langage courant, nous confondons souvent la couleur et la teinte. Or, cette dernière n’est qu’un des attributs perceptuels de la couleur. Il faut ajouter la clarté et la saturation. Pour cette raison, les espaces de représentation de l’apparence colorée sont des espaces tridimensionnels.

Que ce soient les systèmes de classification matériel des couleurs comme l’atlas conçu par le peintre américain Munsell vers 1905, ou les espaces colorimétriques formels comme l’espace CIELab défini par la Commission internationale de l’éclairage en 1976, les volumes représentant l’ensemble des couleurs sont construits selon des principes similaires :

  • l’axe vertical représente la clarté et l’ensemble des gris, du noir au blanc,
  • les teintes sont réparties autour de l’axe des clartés,
  • la saturation correspond à la distance à l’axe.

L’organisation des teintes est la même que celle perçue dans un arc-en-ciel ou en sortie d’un prisme, complétée par les pourpres, couleurs non spectrales bouclant les deux extrémités du spectre entre le rouge et le violet.

Système de classification des couleurs de Munsell © Sylveno, Wikipédia

Comme il est difficile de qualifier précisément les variations en clarté et saturation pour une même teinte, l’AFNOR avait proposé le vocabulaire suivant :

Norme NF X08-010 – février 1977 (annulé le 30 août 2014) – Classification méthodique générale des couleurs © Lionel Simonot

Ainsi une couleur profonde est sombre et saturée. Mais les choses se complexifient, car le volume des couleurs n’est pas un cylindre. Tout d’abord, il se rétrécit à proximité des pôles noir et blanc. Ensuite, il est déformé. On distingue plus de nuances de jaune à forte clarté, et de nuances de bleu à faible clarté. Autrement dit, un bleu sera plus facilement profond qu’un jaune.

 

 

Noir profond

Dans la pratique des peintres, la profondeur d’une couleur dépasse cette première définition colorimétrique d’une couleur sombre et saturée. Un noir, couleur pourtant achromatique, peut être qualifié de profond. Il s’agirait d’un matériau très absorbant, réfléchissant très peu la lumière. À ce jeu, le Vantablack, constitué de nanotubes de carbone arrangés verticalement de manière compacte, serait le noir le plus profond : il absorbe en effet 99,965 % de la lumière.

Vantablack sur une feuille d’aluminium © Surrey NanoSystems

Ajoutons à cela que la notion de profondeur est souvent relative. Une couleur est profonde généralement en comparaison d’un ensemble de couleurs, sur un tableau par exemple. En photographie, on peut parler d’un noir et blanc profond lorsqu’un fort contraste accentue la profondeur des noirs.

Brillant et transparence

Une surface rugueuse réfléchit la lumière qui l’éclaire dans toutes les directions. Cet ajout de lumière rend la couleur diffuse de cette surface plus claire et moins saturée, donc précisément moins profonde. A contrario, une surface plane, et par conséquent brillante comme un miroir, permet de gagner en profondeur. En jouant sur le brillant et la matité, et sur les états de surface, le peintre Pierre Soulages module la profondeur de ses noirs, en n’utilisant pourtant qu’un seul pigment.

Une fois la surface franchie, la lumière doit se propager en étant le moins dévié possible. Autrement dit, le matériau profond doit être translucide voire transparent. L’œil fait la mise au point bien au-delà de la surface.

 

 

Ainsi, la notion de profondeur illustre la forte interdépendance entre les attributs d’apparence que sont la couleur, le brillant et la transparence. Et si ce terme est souvent employé par les artistes qui peuvent estimer le plus ou le moins de profondeur d’une surface, il n’existe à ce jour aucune métrique pour le quantifier précisément. Le terme « profond » pour qualifier la couleur d’une voiture ou d’un rouge à lèvres n’est souvent employé qu’à des fins de marketing. Quantifier et reproduire de manière contrôlée une certaine profondeur d’aspect constitue ainsi un challenge important pour de nombreux domaines (impression, design, mode…).

Créer de la profondeur avec la couleur

Pour assombrir une couleur, il suffit de la mélanger avec du noir. Mais elle perd alors de son pouvoir chromatique (elle est dite « rabattue »). Pour assombrir tout en gagnant en saturation, il faut augmenter dans la matière colorante la concentration en éléments chromatiques absorbants (les pigments), ou, ce qui revient au même en termes d’effet visuel, augmenter l’épaisseur de la couche picturale. La technique de la peinture à l’huile pratiquée par les « primitifs flamands » consiste justement à moduler la couleur en superposant de fines couches de glacis. Déposées sur un fond blanc très diffusant, plus le nombre de ces couches translucides est important, plus la couleur devient profonde. Ce procédé est très visible dans les drapés d’une seule teinte, telle la robe bleue de la Vierge sur ce tableau de Rogier van der Weyden.

Descente de Croix, Rogier van der Weyden, c.1435. Musée du Prado, Madrid

Perspective aérienne

La notion de profondeur des couleurs peut donc être reliée à celle très concrète de l’épaisseur d’une couche de peinture. Réciproquement, en jouant sur la profondeur des couleurs, le peintre peut rendre compte de la profondeur de l’espace. Les couleurs les plus lointaines sont les moins profondes. Ce procédé permet aux peintres de créer ce que l’on appelle une perspective aérienne généralement pour des paysages.

Paysage par Joachim Patinier, vers 1480

Mais peut-être que la profondeur des couleurs est une notion qui échappe à la rationalité. Dans ce cas, mieux vaut laisser le dernier mot au poète, et finir comme nous avons commencé par quelques vers de Baudelaire.

 

Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?

Charles Baudelaire, extrait de « Moesta et errabunda », Les Fleurs du mal

 

 

  

Approfondir le sujet

Photo en tête de l’article : profondeur des couleurs sur la chaine de montagne, vue du sommet du Zugspitze, chaîne des Alpes, point culminant 2962 m, Allemagne © CatalpaSpirit, Wikipedia

Équipe du projet

Ecrivain Baudelaire Charles Baudelaire
Peintre Albert Henry Munsell Munsell
Association CIE AFNOR

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Enseignant-chercheur, Lionel Simonot enseigne l’éclairagisme depuis 2003 à l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers – ENSI Poitiers : cours magistraux et pratiques en photométrie, technologie des sources de lumière, dimensionnement électrique et interactions lumière matière. Ses activités de recherche portent sur les propriétés optiques et l’apparence des matériaux, notamment via le GDR APPAMAT. Applications : films minces nanocomposites, couches de peinture en glacis ou vernis et objets obtenus par impression 3D. Il est auteur de la transposition du livre de Pierre Bougueur, Essai d’optique sur la gradation de la lumière, du livre rétrospectif et prospectif, Éclairage et lumière du IIIe millénaire, 2000-2050, aux éditions Light ZOOM Lumière en 2021.
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