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Des mesures au musée : la lumière des œuvres de Pierre Soulages

Une campagne de mesures par imagerie dans deux musées en France sur des œuvres de Pierre Soulages. Analyse scientifique du noir en peinture.

Au premier trimestre 2022, une campagne de mesures par imagerie a été réalisée dans deux musées français : la salle des œuvres de Pierre Soulages au musée Fabre de Montpellier et les réserves du musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne. Celles-ci ont permis de cartographier la présence de pigments et de liants, mais également de collecter des informations sur le relief des surfaces et le brillant d’œuvres de Pierre Soulages. Au-delà du noir, elles ont été riches en nouvelles informations ! Résumé.

Peinture de Pierre Soulages, huile sur toile
Pierre Soulages, Peinture, 162 x 127 cm, 14 avril 1979 – huile sur toile – Musée Fabre, Montpellier, France © Pauline de La Grandière

Œuvres de Pierre Soulages en peinture

Pierre Soulages a 102 ans. Actif depuis 80 ans, il est reconnu comme l’un des plus grands peintres abstraits. Sa couleur de prédilection : le noir. Cet artiste peintre contredit l’idée répandue que la créativité s’estompe avec l’âge…

À 60 ans, il crée pour la première fois des œuvres qui sont entièrement recouvertes de noir : ces peintures monopigmentaires, bientôt appelées Outrenoirs, jouent avec la réflexion de la lumière sur la surface parfois striée de la matière picturale.

À 85 ans, il continue ses recherches et décide d’abandonner la technique à l’huile utilisée jusqu’ici pour l’acrylique, qui lui permet d’atteindre des contrastes inédits de matité/brillance.

En 2009, le Centre Pompidou a réalisé une rétrospective. Puis en 2019, à l’occasion de son centenaire, une exposition lui est consacrée au musée du Louvre. Avant lui, seuls Picasso et Chagall avaient eu cet honneur de leur vivant pour leurs 90 ans.

Pierre Soulages, Peinture, 324 x 181 cm, 17 mars 2005 – huile sur toile, détail – Don de Pierre et Colette Soulages © Frédéric Jaulmes, Montpellier Méditerranée Métropole

Art et science

Associant, tels des oxymores, le noir et la lumière, les œuvres de Pierre Soulages fascinent les physiciens. En 2016, une exposition à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en Suisse, judicieusement intitulée Noir, c’est noir, a fait dialoguer les œuvres du peintre et leur réinterprétation par des scientifiques. Ce dialogue se poursuit aujourd’hui et implique plusieurs chercheurs français avec une finalité quelque peu différente : il s’agit d’utiliser des techniques d’imagerie pour documenter plus précisément l’histoire et l’évolution des œuvres. Le défi scientifique est de pouvoir capter la lumière selon différentes modalités d’éclairage : soit la lumière diffusée par la peinture noire qui, par définition, a plutôt tendance à l’absorber, soit la lumière réémise par les matériaux après l’absorption de photons de plus haute énergie. Pour être informatives, ces faibles quantités de lumière ne doivent pas être parasitées par la lumière ambiante : il faut opérer de nuit. Les dispositifs doivent être portables pour opérer in situ dans des musées.

Une nuit au musée Fabre avec une lampe UV

Repoussée plusieurs fois en raison de la crise sanitaire, une campagne de mesures a finalement pu être organisée le lundi 14 février 2022 au musée Fabre de Montpellier. Celui-ci abrite une importante collection d’œuvres de Pierre Soulages issue, en partie, de la donation de l’artiste. Les dispositifs de mesures ont pu être installés dans l’après-midi, le jour de fermeture au public. Afin de ne pas être perturbées par la lumière naturelle, elles ont débuté à la tombée de la nuit, vers 18 h 30, et se sont poursuivies jusqu’à minuit.

En approchant une lampe UV des tableaux, on peut observer que certains matériaux émettent de la lumière dans la gamme du visible : c’est la photoluminescence. Ce phénomène est utilisé depuis des décennies pour observer :

  • l’hétérogénéité de la conservation d’œuvres picturales,
  • certains matériaux d’artistes comme les vernis,
  • les pigments ou le liant de la matière picturale émettant des « teintes » d’émission particulières.

La luminescence est notamment employée pour identifier des zones de repeint dont les propriétés d’émission contrastent généralement avec les matériaux d’origine.

 

Image multispectrale et luminescence

Dans le cadre de la campagne de mesure, nous cherchons à collecter des informations plus quantitatives sur la variété chimique des matériaux présents.

Imagerie multispectrale de photoluminescence, musée Fabre de Montpellier, France © Pauline Hélou-de La Grandière

Le dispositif portable développé par Mathieu Thoury du laboratoire IPANEMA de Paris-Saclay permet d’illuminer une surface non seulement par UV, mais aussi par d’autres teintes dans le visible au moyen de différentes LED. Des filtres placés devant la caméra permettent de sélectionner la gamme spectrale dans laquelle les images de luminescence sont enregistrées. Ce double découpage spectral – en excitation et en émission – permet des analyses visant à :

  • mieux détecter des zones d’altérations,
  • intercomparer les états de conservation des œuvres,
  • informer sur la présence de certains pigments colorés.

Dans l’exemple ci-dessous, l’image de luminescence est collectée sous une excitation à 385 nm. Les « fausses » couleurs représentent les gammes spectrales d’émission suivantes, selon trois canaux volontairement inversés :

  • rouge à 472±15 nm,
  • vert à 571±36 nm,
  • bleu à 685±20 nm.
Peinture de Pierre Soulages, 81 x 65 cm, 21 septembre 1961 – huile sur toile – Image de photoluminescence en fausses couleurs © Mathieu Thoury

Stéréophotométrie en éclairage LED blanc

Le second dispositif, développé par l’Institut XLIM de Poitiers, repose sur la stéréophotométrie : une couronne constituée de 11 LED blanches entoure une caméra placée au centre. Une image en grande gamme dynamique (HDR) est enregistrée à chaque fois qu’une seule des diodes électroluminescentes est allumée. Une analyse par apprentissage profond permet de remonter à la topographie de la surface photographiée, ainsi qu’à la couleur, en chaque point de l’image. Benjamin Bringier et Nicolas Prouteau ont opéré sur six peintures et cartographié une trentaine de zones. Ces mesures permettront d’établir une sorte de palette des différents états de surface créés par Soulages dans ses Outrenoirs.

En cours de mesure par le dispositif stéréophotométrique, musée Fabre de Montpellier, France © Benjamin Bringier

Cartographier le brillant, surface et LED blanche

La nature plus ou moins brillante de la surface est un élément essentiel dans la composition des œuvres de Soulages. Pour quantifier le brillant, on peut utiliser un brillancemètre. Posé sur une surface, il affiche le niveau de brillant en un point. Pour des mesures sur des tableaux, nous avons dû concevoir un prototype permettant de le cartographier sur toute une surface, sans contact avec celle-ci.

Dispositif de mesure de cartographie du brillant sur la Peinture 130 x 162 cm, 18 avril 1959 de Pierre Soulages, réserves du musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne, France © Mathieu Hébert

Une aide pour la restauration des peintures

Pauline Helou-de La Grandière a restauré une centaine d’œuvres de Soulages. Elle mène actuellement un doctorat par le projet intitulé NOIRœS pour Nouveaux Outils Interdisciplinaires pour la Restauration des Œuvres de Soulages à l’école doctorale Héritages de CY Cergy Paris Université. Ses travaux visent à réévaluer les protocoles de restauration en considérant d’une part l’histoire matérielle des œuvres, et d’autre part le comportement de la matière tout au long du processus de restauration. Les campagnes de mesures s’inscrivent dans ce projet. Un suivi objectif et quantifiable de l’état des œuvres est envisageable et constituerait une aide en conservation préventive, pour prévenir toute dégradation. Au-delà des peintures de Pierre Soulages, ce suivi permettrait une documentation de l’aspect des œuvres non vernies, dont la conservation demande des mesures adaptées et nouvelles par rapport aux tableaux traditionnels.

Médiation pour le public des musées

Une autre exploitation possible de ces mesures serait de proposer des outils de médiation pour les visiteurs des musées. Les images acquises pourraient être observées sur un écran, par exemple celui d’une tablette. L’éclairage et l’orientation de la surface seraient modifiables tactilement et permettraient une reconstitution de l’œuvre dans des configurations inédites.

Partenaire de ce projet, la société Mihaly est spécialiste de l’impression en relief. Grâce à ce procédé d’impression innovant, les acquisitions permettraient de répliquer les surfaces avec un grand réalisme. Pouvant être touchées, ces impressions 3D offriraient aux visiteurs d’autres manières d’appréhender l’œuvre.

Remerciements

  • Musée Fabre : Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice et Marina Bousvarou, chargée de campagnes de restauration des collections.
  • MAMC+ / musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne : Florent Molle, conservateur, Christelle Faure et Marc Bœuf, responsables régie.
  • Graduate School « Humanités – Sciences du Patrimoine » de l’université Paris-Saclay.

Équipe

  • Benjamin Bringier, enseignant-chercheur – Institut XLIM
  • Anne-Camille Charliat, réalisatrice
  • Pauline Hélou-de La Grandière, restauratrice de peinture, doctorante Héritages Cy Cergy Paris Université
  • Mathieu Hébert, enseignant-chercheur – Université Jean Monnet et Institut d’Optique Graduate School (IOGS)
  • Léo Jourdy, étudiant à l’IOGS, site de Saint-Étienne
  • Christophe Leynadier, président et cofondateur de Mihaly
  • Antoine Piélot, étudiant à l’IOGS, site de Saint-Étienne
  • Nicolas Prouteau, doctorant – Institut XLIM & Institut Pprime
  • Lionel Simonot, enseignant-chercheur – Institut Pprime
  • Mathieu Thoury, ingénieur de recherche à IPANEMA (Paris-Saclay, CNRS, MC, UVSQ, MNHN)

 

Approfondir le sujet

Photo en haut de l’article : installation du dispositif de mesure stéréophotométrique, peintures de Pierre Soulages, musée Fabre de Montpellier, France © Pauline Hélou-de La Grandière

Équipe du projet

Peintre Pierre Soulages
Enseignant-chercheur Benjamin Brangier Institut XLIM Mathieu Hébert Université Jean Monnet Institut d’Optique Graduate School - IOGS Lionel Simonot Institut Pprime IPANEMA Université Paris-Saclay CNRS UVSQ MNHN (Museum national d'Histoire naturelle
Ingénieur-chercheur Mathieu Thoury
Réalisateur Anne-Camille Charliat
Restauration Pauline Hélou-de La Grandière
Métrologie Christophe Leynadier Mihaly
Étudiant Léo Jourdy Antoine Piélot
Doctorant Nicolas Prouteau Institut XLIM Institut Pprime
Remerciements Musée Fabre Maud Marron-Wojewodzki Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole Florent Molle Christelle Faure Marc Bœuf Graduate School « Humanités – Sciences du Patrimoine » Université Paris-Saclay

Lieu

  • Musée Fabre
  • Montpellier, France

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Enseignant-chercheur, Lionel Simonot enseigne l’éclairagisme depuis 2003 à l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers – ENSI Poitiers : cours magistraux et pratiques en photométrie, technologie des sources de lumière, dimensionnement électrique et interactions lumière matière. Ses activités de recherche portent sur les propriétés optiques et l’apparence des matériaux, notamment via le GDR APPAMAT. Applications : films minces nanocomposites, couches de peinture en glacis ou vernis et objets obtenus par impression 3D. Il est auteur de la transposition du livre de Pierre Bougueur, Essai d’optique sur la gradation de la lumière, du livre rétrospectif et prospectif, Éclairage et lumière du IIIe millénaire, 2000-2050, aux éditions Light ZOOM Lumière en 2021.

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